Le Temple de Jérusalem, le lieu de la présence du Dieu d’Israël, a été détruit par la puissance Rome.
Nous commémorons aujourd’hui les cent-vingt victimes des attentats de Paris d’il y a un an ; nous commémorions il y a deux jours les millions de morts de la première guerre mondiale.
Face à ces événements qui nous effraient, une des choses les plus difficiles et les plus nécessaires, c’est d’essayer d’interpréter ces situations à la lumière de notre foi. Où et comment pouvons-nous déceler l’action de Dieu dans les événements du monde – ce que le Concile Vatican II appelle les signes des temps ? Et à quoi le Seigneur nous appelle-t-il ? Cas pratique : en cette année électorale qui commence bientôt, comment pouvons-nous agir dans le sens de Dieu ?
Répondre à ces questions est difficile, et c’est sans doute la raison pour laquelle Jésus nous met en garde : ne soyez pas terrifiés ; « ne vous laissez pas égarer » ; « ne marchez pas derrière ceux qui viendront en disant « c’est moi »
Lorsqu’ils cherchent à interpréter l’histoire, une première tentation des croyants, c’est d’identifier un moment particulier de leur histoire avec le Royaume de Dieu ; lorsque ce moment s’interrompt, alors nous sommes perdus, parce que nous avons commis l’erreur de confondre un moment heureux avec le Royaume de Dieu lui-même, et nous vivons dans la nostalgie, ou dans l’idée que, puisque ce moment heureux a disparu, depuis, ce sont les forces du mal qui pilotent l’histoire. Mais ce serait un manque de foi !
Je vais développer deux exemples de cette tentation.
Certains chrétiens admirent le XIIIème siècle – et ils ont raison : c’est le siècle de saint Louis, le seul chef d’Etat français canonisé, de St Thomas d’Aquin, peut-être le plus grand théologien de l’histoire, et des grandes cathédrales. Mais cette période, aussi brillante qu’elle fût n’était pas la réalisation du royaume de Dieu sur terre. Comment peut-on être nostalgique d’une époque où l’on combattait les hérésies en brûlant les hérétiques, en contradiction absolue avec l’Evangile du Christ ?
La chrétienté médiévale a disparu, elle a commis des horreurs et elle a engendré des saints ; nous devons à nos devanciers, et en particulier à ceux du XIIIème siècle, de nous avoir transmis l’Evangile du Christ ; mais le royaume de Dieu est bien au-delà de la chrétienté médiévale.
Second exemple : vous savez tous que, pendant les premiers siècles, les chrétiens ont été persécutés par l’Empire romain. Puis, au début du 4ème siècle, le christianisme a été autorisé ; 75 ans plus tard, il devient la religion officielle de l’Empire. Pendant cent ans, certains chrétiens auront l’impression de vivre l’accomplissement du royaume de Dieu sur terre : l’Empire, c’est-à-dire l’ensemble du monde connu, de l’Irak à l’Ecosse en passant par le Maroc actuel, est devenu chrétien, ça y est, l’histoire est finie, le Royaume de Dieu commence, il n’y a plus qu’à attendre le retour du Christ…
On sait ce qui arriva ensuite : cent ans plus tard, l’empire romain d’occident s’effondrait définitivement. Même devenu chrétien, l’empire de César Auguste n’était pas le royaume de Dieu.
Cela m’amène à une deuxième tentation, liée à la première : si certaines époques sont identifiées trop facilement au Royaume de Dieu, alors on peut faire une lecture simple des événements, avec des gentils et des méchants, le camp de Dieu et le camp du diable ; d’où on tire la conclusion que les chrétiens devraient tous être dans le même camp.
Savez-vous comment les chrétiens ont réagi à l’effondrement de l’empire romain ? Certains ont été épouvantés quand d’autres se sont réjouis. Pour les premiers, la victoire des barbares, c’était la fin de la civilisation, c’était le diable qui venait semer la destruction ; pour les seconds, la chute de l’Empire, c’était la fin de la pression fiscale insupportable que les collecteurs d’impôts impériaux faisaient peser sur les plus pauvres : la fin de d’Empire, c’était Dieu qui libérait enfin pour son peuple, par l’intermédiaire des rois barbares.
Les chrétiens n’ont pas forcément à être unanimes.
La troisième tentation serait, face aux événements, que nous demeurions pétrifiés par la peur, que nous courrions pour nous cacher.
Mais les crises, les catastrophes, ne doivent pas nous effrayer, parce qu’elles traversent toute l’histoire : tout ce que prédit Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui, les famines, les guerres, les persécutions, tout cela s’est largement déjà produit, et cela continue encore aujourd’hui, même si nous avons la chance, dans ce pays et à notre époque, de vivre en paix.
Alors, comment interpréter notre époque ? Deux maîtres mots, qui vont se répondre l’un à l’autre : intelligence et espérance.
Je commence par l’espérance : la persévérance que demande Jésus, celle par laquelle nous conserverons la vie, se fonde sur une espérance : ce que vit notre monde, que nous ne comprenons pas complètement, ce sont les grandes douleurs d’un enfantement, comme dit saint Paul dans la lettre aux Romains. Dieu, comme le dit une préface, est le maître du temps et de l’histoire.
Certes, il nous laisse, pour aujourd’hui, largement dans l’obscurité sur la manière dont il agit. C’est pourquoi, vouloir trop vite l’identifier à telle phase de la vie d’un pays, à telle action politique précise, c’est risquer de se tromper : « si on vous dit : « il est ici », ou « il est là », n’y allez pas.
Mais nous pouvons croire qu’il n’est pas loin, qu’à travers les événements, sans jamais s’identifier à aucun d’eux, il vient à nous ; que dans toute réalité humaine ou politique, il est à l’œuvre, parce qu’il est à l’œuvre en tout homme par son Esprit.
Notre espérance nous donne de croire que le monde n’a pas été créé pour aller à la catastrophe : alors nous devons exercer notre intelligence, pour tenter de comprendre le monde dans lequel nous vivons, et pour essayer de voir comment nous pouvons agir, courageusement, comme chrétiens, même en prenant le risque de nous tromper.
C’est là que nous avons à exercer les grandes vertus cardinales :
- la force, c’est-à-dire le courage : ne pas avoir peur de se mouiller, de s’engager, de se tromper ; ne pas être de ces chrétiens qui, comme disait Péguy, se croient du parti de Dieu parce qu’ils ne sont d’aucun parti de l’homme ;
- la justice : qu’est-ce qu’il est juste de faire, dans ce monde, dans cette société ? En particulier, pour les plus faibles ? Et cette vertu de justice peut nous aider à débusquer les discours qui justifient les injustices en les déclarant fatales …
- la tempérance : toute vertu devient raide, voire violente, lorsqu’elle prétend tout régenter ; en politique, tout argument, même juste, devient excessif lorsqu’il prétend à lui seul emporter la décision.
- la prudence, qui n’est pas le contraire du courage, mais qui est l’anticipation raisonnable des conséquences de ses actes : si je me lance dans telle action, si par exemple je vote pour tel candidat, qu’est-ce que je peux en attendre comme résultat ?
Je reviens à mon cas pratique : pour qui un chrétien peut-il bien voter aux prochaines élections ? Il faut avoir conscience que nos actes dans ce domaine sont importants ; mais aussi se souvenir que le combat politique n’est pas une guerre sainte. Choisir la gauche ou la droite, c’est important, mais ce n’est pas le salut du monde.
Le chrétien est intrinsèquement incompatible avec les extrêmes, parce que les solutions extrêmes sont violentes ; mais, au-delà, rien ne s’impose à lui que l’obligation de décider en conscience.
Dans notre pays passionné de politique, on somme les chrétiens d’être dans le bon camp. Dans les années 70-80, les chrétiens étaient sommés d’être de gauche, aujourd’hui ils sont sommés de voter à droite. Nous avons le droit de ne pas nous laisser terroriser : aucun de nous n’a le pouvoir de dire « au nom de Dieu, il faut voter pour tel parti », parce que Dieu ne se laisse identifier à aucun parti.
Nous nous sentons parfois perdus. Le Christ nous dit : « c’est par votre persévérance que vous obtiendrez la vie ». Ancrons nous en lui, et nous trouverons, même sur ces événements du monde, une grande paix qui n’est pas naïve, mais qui est fondée dans l’espérance que Dieu n’est jamais loin.
Alors, si nous avons le regard fixé sur l’espérance que Dieu nous donne, nous serons capables de mettre à sa juste place le combat politique, et peut-être de dire comme le père Surin, un mystique jésuite du 17ème siècle :
« Dans le récit des nouvelles,
Je ne puis m’intéresser,
Ni dans les grandes querelles
Qui font tant de sang verser
Que l’on pille, que l’on brûle,
Ma paix d’un pas n’en recule
Après avoir tout quitté
J’ai trouvé ma liberté. »